LES CHANTS DE LA PLUIE

GERARD NICOLLET



Il y a de la musique dans le soupir d’un roseau
Il y a de la musique dans le bouillonnement du ruisseau
Il y a de la musique en toutes choses si les hommes pouvaient l’entendre

Lord Byron

Avec Will Menter, on entre de plain-pied dans le monde de la sculpture sonore. Cet artiste britannique installé en France depuis plusieurs années s’est très tôt intéressé aux possibilités sonores de certains éléments naturels (bois, ardoise, eau, terre, acier). Saxophoniste et compositeur, il a également développé des activités de créateur d’instruments et de sculpteur de sons.

Au début des années 60, Will Menter vit en Angleterre. A 12 ans, il découvre le jazz, tendance free jazz, new thing et jazz modal, par le biais des disques de Miles Davis, John Coltrane ou Ornette Coleman. Il apprend le saxophone et à 17 ans fonde son premier groupe. C’est aussi à cette époque qu’il bricole son premier instrument, une guitare primitive. Après des études d’architecture et de sociologie, il soutient un doctorat sur les collectifs de musiciens. A cette occasion, il rencontre de nombreux jazzmen américains (Art Ensemble of Chicago, Anthony Braxton, Leo Smith, Bill Dixon, Paul Bley, Carla Bley) et anglais (Evan Parker, Derek Bailey, Barry Guy, Paul Rutherford). Il travaille ensuite l’improvisation libre au sein de plusieurs formations, dont Overflow, un groupe jouant exclusivement sur instruments en plastique, et Both Hands Free, trio dans lequel officie également le percussionniste Bob Helson et le pianiste et saxophoniste Mark Langford. Cette démarche musicale libertaire aboutira en 1980 à la création de “ Community ”, une composition écrite pour un groupe d’une vingtaine d’improvisateurs.

Désirant élargir encore sa palette sonore, il découvre et invente plusieurs instruments et techniques, tels les tambours à friction, ou une anche en aluminium pour saxophone soprano, qu’il utilise ensuite dans sa musique. Sous une forme encore balbutiante, il réalise également une installation minimaliste : des gouttes d’eau tombant dans des boîtes de conserve vides. Sur le même principe, l’une de ses premières créations, “ Drips ” (1984), présentée à Londres lors du New Instruments New Music Festival, réunira ainsi plusieurs sculptures sonores fonctionnant avec de l’eau.

Dans le même temps, son amour pour la musique africaine, particulièrement celle du Zimbabwe, le conduit à s’intéresser aux sonorités envoûtantes des mbiras. Il s’agit de petits instruments de la famille des idiophones1 présents un peu partout en Afrique. Parce qu’il n’en a trouvé que des versions pour touristes, il se lance dans leur fabrication en cherchant à en améliorer les qualités sonores. D’un pays à l’autre, les noms peuvent différer, - sanza, likembe, ukeme, ikembe, marimbula, karimba, kututeng, okeme, lokeme - , mais le principe de fonctionnement reste identique. Des lames métalliques, en bambou ou en tige de canne à sucre, sont fixées sur une caisse de bois ou de métal de taille variable. Elles entrent en vibration sous les doigts du musicien qui en manipule les langues (ou extrémités), d’où le nom de “ piano à pouces ” donné parfois à ce lamellophone en Occident. Les instruments de Will Menter s’inspirent d’une variété de mbiras appelées karimbas, que l’on trouve surtout dans la population Shona au Zimbabwe. Les modifications principales apportées aux instruments originels résident dans la conception de la caisse de résonance, traditionnellement fabriquée à partir d’une calebasse évidée, et le choix des résonateurs, le plus souvent des capsules de bouteilles. Dans cette version actualisée, les lames sont simplement fixées sur la caisse de résonance tandis qu’un petit morceau de fil de fer, entouré de deux ou trois bandes de métal est monté dans l’orifice de la boîte et fait office de résonateur. Il a aussi fabriqué une mbira comportant deux séries de lames montées sur chaque extrémité d’une même caisse de résonance, pour que deux personnes puissent jouer ensemble sur le même instrument.


Au milieu des années 80, Will Menter passe plusieurs mois à travailler l’ardoise dans une carrière du Pays de Galles, et met au point un prototype, le Llechiphone, instrument de percussion de la famille des lithophones2. Ce premier spécimen présente de nombreuses similarités avec les marimbas africaines et les xylophones, mais les lames du clavier, habituellement en bois, sont ici en ardoise. Sous celles-ci, pour remplacer les calebasses servant généralement de résonateurs, sont placés des tuyaux en plastique ou en aluminium. Les cadres sont construits à partir de bois domestiques très denses, frêne ou chêne.


Les années suivantes, il intègre fréquemment ce nouvel instrument dans ses oeuvres. En 1989, il crée la composition “ A Split in the Moutain ”, pour trois Llechiphones et un orchestre de jazz, puis réalise l’année suivante, en collaboration avec la chanteuse Sianed Jones, “ Cân Y Graig – Slate Voices ”, une performance multimédia mêlant voix, Llechiphone, Oozlers, viole de gambe, violon, saxophone, trombone et percussion. Aujourd’hui, par le biais de son site, Will Menter propose à la vente plusieurs modèles de Mbiras et de Llechiphones, accordés en différentes tonalités.


C’est aussi à cette époque qu’il met au point le premier prototype d’Oozler, au Pays de Galles. Plus qu’un simple instrument, l’Oozler est d’abord un procédé sonore déclinable sous trois formes différentes. Dans sa forme la plus primitive, il s’agit d’une série de quinze ou vingt petites tiges percées de trous à l’intérieur desquels passe une ficelle. La ficelle est tendue à la main et quand on inverse le système, les tiges descendent et s’entrechoquent, produisant ainsi mouvement et son. Dans sa forme la plus aboutie, l’instrument est composée d’une armature de quatre baguettes de 1,50 mètre à 2 mètres de long, tenue à la main ou posée sur le sol, et sur lesquelles sont attachées quatre ficelles ornées de tiges de bois. Enfin, une dernière forme reprend le principe précédent, mais cette fois-ci l’instrument est ancré dans le sol et tourné à la main. Selon le matériau utilisé pour les tiges, il prend un nom différent : le Woodoozler (en bois), le Steeloozler (en acier), l’Inoxoozler (en inox), le Slate Oozler (en ardoise), le Bamboozler (en bambou). Outre une caractéristique matérielle, cette dernière appellation cache également un jeu de mot, le verbe « bamboozle » signifiant en anglais embobiner ou déboussoler.

En 1998, Will Menter suit sa compagne, la céramiste Jane Norbury, et installe son atelier dans le centre de la France, non loin de Châlon-sur-Saône en Bourgogne. C’est là qu’il va poursuivre et intensifier son travail sur les matériaux naturels, en fabriquant et en exposant de nombreuses sculptures sonores. Ainsi en 1999, à Uzès dans le Gard, il présente l’installation « Rain Songs ». Sur un treillis en acier, neufs plateaux en ardoise sont suspendus au-dessus de tubes de terre cuite. Un système automatique permet l’écoulement de l’eau à travers les tubes de terre, qui tombe en fines gouttelettes sur l'ardoise. La sculpture produit de douces mélodies en perpétuel changement.


Entre ambient, paysage sonore, jazz contemporain et musique nouvelle, ces compositions aquatiques ont une très forte emprise sur l’auditeur. Elles ont le don de le transporter dans un monde où l’on prend le temps d’écouter les moindres manifestations sonores. Les mélodies sont aérées et lumineuses, caractérisées par un écart paradoxal entre la simplicité des matériaux et des techniques employés, et l’extrême richesse des textures sonores.


Certaines installations figurent aujourd’hui à demeure dans plusieurs environnements naturels d’Europe. En France, dans la carrière de Vignemont à Loches, cinq sculptures sont installées sous terre, tandis qu’à La Tagnière, près d’Autun, la sculpture Courant de chêne a trouvé son lieu de prédilection au milieu d’une végétation dense. Au Luxembourg, dans le sentier de randonnée sonore de la forêt d’Hoscheid, Will Menter présente, aux côtés des œuvres d’artistes tels Alan Johnston, Michael Bradke ou Marie-Josée Kerschen, cinq sculptures sonores représentatives de son travail : Marimba Alouette , - marimba circulaire de quatre-vingt lames en chêne -, trois Oozlers installés près d’un ruisseau, le Chœur de la forêt, tunnel de bois formé de plus de 500 morceaux de chêne suspendus qui résonnent dans le vent, ainsi que Buried Resonance et Facing Out. A Cumbria, dans le Nord de l’Angleterre, de nombreux randonneurs s’arrêtent parfois pour jouer du Millepede Marimba, lui aussi entièrement construit en lames de chêne.

En créant son propre label, RésOnance, Will Menter a voulu se doter d’un outil adéquat pour promouvoir sa musique. Le label est aussi un moyen d’échapper au système commercial de diffusion musicale. RésOnance est une fenêtre ouverte sur un art transversal, créateur d’événements multimédia mêlant étroitement instruments inventés, danse, céramique, tissus, textes et musiques. Outre les œuvres solo de Will Menter, le catalogue propose plusieurs références de projets interactifs. Comme par exemple la musique pour mbira, saxophone et chant de « Strong Winds and Soft Earth Landings » (1994), née à la suite de trois voyages effectués au Zimbabwe sur une période de sept ans. Ce fruit de la collaboration entre cinq artistes anglais et cinq artistes du Zimbabwe, est le reflet d’une conception généreuse des notions de communication et de partage entre cultures musicales différentes.

Depuis quelques années, au sein du trio Slate, où officient également le percussionniste Pierre Corbi et le contrebassiste Benoît Keller, Will Menter utilise ses créations pour inventer une musique sensorielle et lumineuse. Les sculptures créent une infinie variété de sonorités et de timbres auxquelles viennent se mêler les compositions et les improvisations des musiciens.

Le dernier projet de Will Menter est une série de 10 chansons écrites pour la voix de la chanteuse Sianed Jones. Chacune d’entre elles a comme point de départ l’atmosphère et le son d’une sculpture. Pour cette performance, la chanteuse est accompagnée par les trois musiciens du groupe Slate. Ici encore, l’intérêt d’une telle rencontre est de donner naissance à un nouvel univers dans lequel la sculpture sonore tient une place essentielle.



 

Texte de Gérard Nicollet
extrait du livre Les Chercheurs de Sons
édité par Editions Alternatives, 2004

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