LES CHEMINS D'INHABITATION

La provenance des matériaux

Mes matériaux sont élémentaires, je veux dire par là qu’ils restent proches de leur état naturel. Je n’utilise pas ce terme dans son sens scientifique, mais dans un sens flottant, personnel. Pourtant, tous ont été transformés à des degrés divers et continueront sans doute à l’être après le bref moment de leur vie où ils auront fait partie de mes sculptures. La matière ne reste jamais éternellement la même.

De tous les matériaux d’Inhabitation, les pierres sont les plus élémentaires. Une matière minérale exempte de tout contact avec la vie végétale, animale ou humaine. Chacune des pierres que j’ai sélectionnées a sa propre histoire. Leur point commun est d’être toutes lisses et arrondies, c’est pour ça que je les ai choisies. Chacune d’entre elles a été charriée et façonnée par l’eau et la glace, emportée vers un lieu bien loin de son origine. C’est le plus dur de tous les matériaux que l’on rencontre normalement. Est-ce que l’eau peut vraiment avoir un effet sur elles au fil du temps, je me le demande. Mais alors bien sûr je réalise qu’elles n’ont pas seulement été façonnées par l’eau, mais bien plus encore par l’action des autres pierres. L’eau rapide des torrents et le lent glissement des glaces fournissent l’énergie, mais ce sont les pierres elles-mêmes qui agissent les unes sur les autres. Celles-ci proviennent de montagnes, de bords de rivière et de plages. Les cinq premières que j’ai ramassées venaient des rives de la Durance et très certainement étaient descendues année après année des hauteurs des Alpes. D’autres viennent de Carie Burn, dans le Perthshire en Écosse, là où habitaient mes défunts parents, d’un vignoble à Châteauneuf-du-Pape, de rivières en Haute-Savoie et dans les Alpes-de-Haute- Provence et de la plage de Fécamp en Normandie. Une seule d’entre elles a été trouvée assez haut dans la montagne pour ne pas être façonnée par sa descente. C’est celle que j’utilise pour le poids du pendule lui-même et elle vient de la RochePallud, le village de Haute-Savoie où vivaient l’écrivain John Berger et sa femme Beverly lorsqu’il écrivait Pig Earth (La Cocadrille), un livre qui m’a profondément influencé.

Toutes ces pierres produisent un son sec et bref, pas très varié. Pour d’autres projets, j’ai trouvé des pierres plates très mélodieuses, des lauzes du Pilat, mais ici c’est tout juste s’il y a un soupçon de tonalité. Dans mes premiers essais, j’ai utilisé une ou plusieurs petites pierres attachées au pendule pour en frapper des plus grosses. Je voulais le son de la pierre contre la pierre. Mais les petites pierres se sont rapidement brisées alors j’ai décidé d’utiliser de petits morceaux d’acier. Leurs coins s’arrondissent petit à petit lors de la friction avec la pierre, mais apparemment ils ne laissent pas de marques. Le son reste celui de la pierre. On le reconnaît dès qu’on l’entend.

Le bois est le matériau que j’ai utilisé plus que tout autre dans mon travail, provenant de sources diverses, de scieries, de forêts ou de mon jardin. Cette fois, il s’agit de bois flottés du Québec. Jamais je n’en ai autant vu que sur les plages de Gaspésie. J’étais artiste en résidence avec mes collègues Jane Norbury et Florence Le Maux en 2008 et la première chose que nous avons faite, c’est ramasser certains de ces bois pour nos sculptures. Je choisissais les morceaux de bois pour leur sonorité, les deux autres artistes les choisissaient pour leur forme et leur texture. Nous avons vite remarqué qu’une grande partie d’entre eux avaient été rongés aux extrémités, ce qui indiquait qu’ils avaient eu une vie antérieure comme matériaux dans des barrages de castors et qu’ils avaient été entraînés vers la mer par la fonte des neiges au printemps. Je me suis dit quelle aubaine ! Une équipe animale s’est chargée de tout, m’a préparé le travail à l’avance, mesurant avec soin, coupant et accordant chaque morceau de bois, et m’a permis ainsi de les incorporer dans la sculpture d’un pendule qui repose sur un lit d’algues. S’ils avaient su ! Ce sont les morceaux de bois que j’ai expédiés en France et que j’utilise dans Inhabitation, les algues remplacées par des fougères.

Ils sont légers parce que la mer en a absorbé la sève et l’a remplacée par du sel, après quoi ils ont séché sur la plage. Chacun a une tonalité claire, ceux qui ont une section plus elliptique produisent parfois deux tons à la fois. La douceur du lit de fougères permet au bois des castors de vibrer librement et de résonner fort mais il apporte aussi son propre son feuillé quand le pendule le touche. Je ne les ai modifiés en rien. Je me suis contenté de sélectionner ceux qui avaient le son le plus clair, sans leur imposer la moindre intervention humaine pour les accorder. À mon oreille, les tons sont aléatoires mais aussi délicieusement mélodieux. Mais peut-être que si vous en parliez aux castors, ils vous raconteraient une toute autre histoire…

L’ardoise est un de mes principaux matériaux depuis 1986, lorsque j’étais artiste en résidence au Musée de l’ardoise du Pays de Galles (Welsh Slate Museum) à Llanberis, près du Mont Snowdon. C’est une pierre métamorphique formée au fond de l’océan à partir de limon puis transformée par la chaleur et la pression géologiques. Maintenant, la région des carrières galloises de Snowdonia est rurale, agricole et touristique, mais au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, c’était un centre industriel qui exportait de l’ardoise dans le monde entier. On dit de l’ardoise galloise qu’elle a offert un toit à la naissance de la révolution industrielle du nord de l’Angleterre. Extraite et transportée au moyen d’explosifs et de machines, elle était tranchée en fines lames et taillée par des artisans spécialisés. Mais elle reste proche de son état originel.

Les morceaux que j’ai utilisés ici sont des ardoises de toiture courantes venues de Penrhyn Quarry à Bethesda. Quand j’ai commencé à travailler avec l’ardoise, j’ai fabriqué des instruments semblables à des xylophones accordés avec précision, mais pour Inhabitation, j’ai fait le choix de ne pas accorder les ardoises. Déjà travaillées par les artisans des carrières, je les ai traitées comme des objets trouvés, je les ai sélectionnées et arrangées comme je l’ai fait avec le bois des castors. Ces pièces paraissent toutes identiques, mais elles produisent des sons différents du fait de leur différence d’épaisseur. Les plus épaisses produisent des sons plus aigus que les moins épaisses. En dessous, elles reposent sur des tubes de caoutchouc qui leur permettent de vibrer librement. Les blocs de caoutchouc qui les raclent et rebondissent sur elles font surgir leurs tonalités fondamentales. Elles fournissent le grondement moelleux qui soutient les sons plus clairs des trois autres matériaux. Mon orchestre a besoin de ça.

L’aluminium est le seul de mes quatre matériaux qui soit vraiment élémentaire au sens scientifique du terme, tout en étant le seul qui repose pour son extraction sur des procédés chimiques et électriques sophistiqués, ce qui en fait un matériau moderne, donc moins élémentaire dans le sens que j’ai donné à ce mot. Les Baux de Provence dans les Bouches du Rhône ont donné son nom à la Bauxite, le minéral d’où l’on extrait l’aluminium, mais l’on n’y produit plus ce matériau. Cet aluminium vient très probablement d’Australie, de loin le plus grand producteur mondial, ou il peut tout à fait aussi avoir été recyclé à partir d’objets manufacturés en aluminium. Je l’ai acheté auprès d’un fournisseur en Allemagne.

J’ai accordé les tubes avec précision, d’abord d’après leur longueur puis en taillant des sillons près de leur centre. Ces sillons abaissent légèrement la tonalité. Parce que leur section est rectangulaire, chaque tube produit deux notes bien claires espacées d’une septième mineure. J’ai arrangé le système d’accordage en trois cercles concentriques, le cercle extérieur étant le plus consonant, avec une progression vers la dissonance quand on va vers l’intérieur. Mais étant donné que l’action du bloc de caoutchouc est très aléatoire, on ne peut jamais entendre le son d’un seul cercle, faisant que l’harmonie et la mélodie d’ensemble surprennent et changent constamment. Je voulais que cette sculpture métallique s’approche plus que les autres des sons des instruments et de la musique conventionnelle et c’est aussi pour ça qu’au lieu d’avoir vingt-huit longueurs différentes, il n’y en a finalement que onze, dont deux ou trois de chaque dimension. Parfois on entend le même son venir de directions différentes. Dans cette section de l’orchestre, la composition musicale a consisté à concevoir avec soin les harmonies et les mélodies possibles et à créer un champ sonore de probabilités variables, jamais prévisibles et toujours changeantes.

Ce pendule garde son balan bien plus longtemps que les autres et chaque son est nettement plus soutenu. On pourrait presque dire que c’est un instrument de musique. Mais ce serait nier la musicalité des trois autres et ce qui me plaît dans Inhabitation, c’est que les quatre éléments se complètent et s’enrichissent. C’est pour ça que je l’appelle orchestre de pendules.

Que se passe-t-il ensuite ?

Quand je joue, je vis dans Inhabitation pendant six heures par jour, et ça devient ma vie. Quand je ne joue, pas, Inhabitation vit en moi.

Elle est devenue une part de moi-même à un degré que seules deux autres sculptures ont atteint. Il s’agit de celles qui laissent tomber des gouttes d’eau sur de l’ardoise – diversement nommées Rain Songs (« Chants de pluie »), Falling water (« Chute d’eau »), Partage des eaux – et de celles qui sont faites de planches de bois suspendues – Wood Wind (« Vent de bois »), Wind Wood (« Bois de vent »), Touch Wood (« Touchons du bois »), Hear the World in the Grain of Oak
(« Entends le monde dans le grain du chêne »), One Possible Sound Field (« Un champ sonore possible »). Ce sont celles qui me paraissent vivantes parce qu’elles combinent les éléments aléatoires et la composition et réagissent toujours de manière différente à l’environnement qui les entoure.

Mais Inhabitation est différente en ce que contrairement aux autres, elle n’a pas de vie propre. Nous sommes en symbiose. Elle a besoin de moi pour lui donner vie et j’ai besoin d’elle, d’abord pour me permettre d’apprécier les sons et les mouvements que je connais puis de les partager avec d’autres. Comme l’a fait remarquer Anne Yanover, si je pars, Inhabitation n’existe plus. Ou pour le moins, elle dort. Je ne peux pas vraiment dire l’inverse, que je n’existe pas sans elle, mais je peux dire que quand je vis en elle je me sens plus complet. La sensation pour moi est différente de celle que j’ai aussi bien avec mes autres sculptures qu’avec mon saxophone ou d’autres instruments de musique. D’une certaine manière, c’est une combinaison des deux.

Inhabitation vivra aussi longtemps que moi j’espère, mais probablement pas plus.

Il y a de fortes chances pour qu’elle passe la majeure partie de sa vie stockée dans une grange près de ma maison et sorte de là, je l’espère, au moins une fois par an, peut-être plus.

Et après ? La matière ne peut être ni créée, ni détruite, c’est bien connu. Alors où va aller cette matière ? Les premiers feuillages de fougère ont déjà été remplacés. Il se désagrègent petit à petit et ne fonctionnent plus comme un lit moelleux. Ceux qui se sont usés ont été rendus à la terre. C’est possible que les bois des castors aient aussi une vie brève. Ça fait déjà quatorze ans que je les protège et les castors qui les ont fabriqués sont peut-être déjà morts. Apparemment, leur espérance de vie normale est de dix à quatorze ans. Peut-être que quelqu’un finira par utiliser ces morceaux de bois pour se chauffer, ou peut-être qu’ils pourriront sur le sol et nourriront les vers et les champignons. Ou peut-être que quelqu’un d’autre continuera à les protéger et à les apprécier. Je l’espère. Des quatre matériaux, c’est le seul pour lequel je ressens un attachement sentimental, peut-être à cause de leur double origine végétale et animale.

Le chêne des pyramides ? Peut-être bois de chauffage aussi, mais il est résistant et peut aussi servir à des fins architecturales ou structurales. Dans ce cas, il pourrait survivre des dizaines ou même des centaines d’années.

Les ardoises. Couverture pour une tiny house ? Carrelage de salle de bains ? Il n’y en a pas beaucoup, le plus probable c’est qu’elles vont très bientôt retourner à la terre aussi.

Pareil pour les pierres. Mais j’aurais plaisir à les ramener là où je les ai prises pour qu’elles continuent leur voyage vers l’aval, que j’ai provisoirement interrompu. Des quatre matériaux, c’est celui qui m’invite à imaginer le passé et le futur à une échelle qui rend insignifiante la vie humaine, toute vie en fait. En ce sens, je suis impressionné. Elles seront probablement encore là dans des milliers d’années. Elles me mettent en perspective.

Reste le métal. Les tubes d’aluminium, les câbles d’acier inoxydable et l’acier doux des supports qui tiennent les tubes. Encore une fois, c’est une assez petite quantité, mais les industries de recyclage du métal sont bien développées depuis longtemps et je pense que c’est la partie d’Inhabitation qui, le moment venu, a le plus de chances d’être transformée en d’autres objets manufacturés. Quels autres objets ? Une canette de bière, une pièce d’avion, un emballage de chocolat, un rail, une casserole, même une autre sculpture ou une arme ? Inutile d’essayer de deviner.

Will Menter, 2022


Inhabitation : four movements (film)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 





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